Les experts-comptables et la gestion de patrimoine

Par : Benoît Descamps

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Si les dirigeants d’entreprises s’adressent à leurs experts-comptables pour des conseils relatifs à la gestion de leur patrimoine, ce type de mission n’est exercé que par quelques acteurs ayant choisi de se spécialiser. Néanmoins, les évolutions de la profession – tant sur l’activité que sur sa réglementation – pourraient conduire davantage d’experts-comptables à diversifier leurs activités. Pour cela, la formation est indispensable. Et différentes barrières culturelles doivent être levées.

Selon une étude TNS Sofres publiée en 2014 sur le marché de la profession comptable, 58 % des clients des cabinets attendent de leur expert-comptable des conseils en gestion de patrimoine. Ils sont également 51 % à attendre des conseils en gestion de trésorerie et 71 % en matière de protection sociale. Les experts-comptables sont donc, pour les dirigeants d’entreprise, un interlocuteur naturel dans le domaine de la gestion de patrimoine.

De leur côté, les experts-comptables observent la matière patrimoniale avec intérêt. Dans une enquête de l’Ifop menée en juin et juillet 2015 auprès de 602 experts-comptables, 64 % d’entre eux voient de manière positive le fait de développer une offre de services auprès des particuliers et 22 % pensent sérieusement développer une offre ou ont déjà établi une offre. Toujours selon le même sondage, 39 % considèrent que cette option n’est pas exclue. Sur une vision plus large de la problématique, 62 % des experts-comptables voient de manière positive la possibilité offerte par la loi Macron de nouer des liens interprofessionnels (avec les notaires ou les avocats), et 78 % sont favorables à l’interprofessionnalité d’exercice au sein d’une même structure.

Toujours est-il qu’entre les intentions et la réalité, il existe un certain décalage, comme l’indique José Zaraya, associé et directeur général de Cyrus Conseil, ancien P-DG d’Expert & Finance pendant treize ans : « Depuis quelques années, on observe que les experts-comptables sont plus réceptifs au sujet du patrimoine, notamment en raison des transmissions d’entreprise, mais aussi pour la gestion des flux ou la mise en place de revenus complémentaires. Mais le sujet reste pour beaucoup très théorique. »

Serge Anouchian, expert-comptable au sein du cabinet Emergence et fondateur du Club expert patrimoine, décompose la profession en trois grandes catégories : « Il s’agit tout d’abord des sociétés ayant vraiment structuré ou ayant créé une filiale. Cela doit concerner moins d’une centaine de cabinets. Cette démarche repose souvent sur un partenariat capitalistique avec un CGPI qui est donc inscrit à l’Orias. Ensuite, certains cabinets ont construit un service – un département stratégie patrimoniale – avec une ou deux personnes dédiées et formées sur la matière. Ils ont une démarche proactive, notamment en matière d’immobilier d’entreprise ou de retraite. Enfin, et cela doit concerner 80 % de la profession, des experts-comptables renseignent leurs clients sur leurs demandes en matière d’IR, ISF ou de gestion d’une SCI et pour le reste ont des partenariats avec des structures externes, CGPI ou réseaux spécialisés. »

Un intérêt réel

Les premières marques d’intérêt des experts-comptables pour la gestion de patrimoine remontent à près de trente ans. « Les experts-comptables ont découvert la gestion de patrimoine au début des années 1990 alors que les premières formations venaient de se créer, se souvient Jean-Pascal Amigues, dirigeant de la société d’édition de logiciels en gestion de patrimoine AMC (disquette d’or du CSOEC en 1996 et en 2008 pour un de ses logiciels) et qui a également formé de très nombreux experts-comptables sur la gestion de patrimoine durant quinze ans pour le compte du CFPC (centre de formation de la profession comptable). Une vraie découverte puisqu’ils ont pu appréhender les fondamentaux que sont le droit civil et les produits financiers. Ils ont pu donc aborder les liens entre l’entreprise et la famille, donc les régimes matrimoniaux, le droit des successions, le démembrement de propriété… Des notions fondamentales de la gestion de patrimoine qui, aujourd’hui encore, ne sont pas enseignées dans leur cursus ou à la marge. Du côté des produits financiers, ils ont notamment pu découvrir le modèle économique de la profession de CGP, à la fois avec effroi et envie. »

Dans la profession, une association dédiée à la profession existe, le Club expert patrimoine (CEP). Son objectif est de promouvoir la pratique de la gestion de patrimoine, notamment sur les questions de transmission d’entreprise et d’organisation de la détention de l’immobilier d’entreprise. Chaque année, l’association propose une journée d’actualisation des connaissances, un séminaire et une à deux journées de formation selon l’actualité. « Nous constatons une progression régulière du nombre de participants, affirme Laurent Benoudiz, du cabinet Bewiz, président du Club expert patrimoine et d’ECF Paris–Ile-de-France. Nous étions trois cents lors de notre dernière journée. Aussi, nous observons une augmentation des demandes en matière de formation diplômante. »

Répondre à un besoin

Les experts-comptables intègrent, à des degrés divers, la gestion de patrimoine dans leur offre de services. Le conseil en gestion de patrimoine est donc une activité liée à leurs fonctions premières. De plus, ils bénéficient de la reconnaissance de leurs clients. Dans le domaine patrimonial, le potentiel est énorme (immobilier d’entreprise, optimisation de la rémunération, retraite, mandat de protection future, etc.), le dirigeant d’entreprise ou TNS étant une cible privilégiée par les professionnels du patrimoine.

Bien structurée, l’activité de CGP peut même devenir une source de développement de la clientèle. « Au sein de notre structure, nous avons fait le choix depuis longtemps de nous spécialiser, stipule Serge Anouchian. C’est pour nous un excellent moyen de prospection puisqu’un tiers de nos clients viennent d’abord chez nous pour une préoccupation patrimoniale ou immobilière pour ensuite devenir client sur la partie entreprise. »

Une source de diversification

L’activité de conseil en gestion de patrimoine est d’autant plus observée par les experts-comptables que la profession fait l’objet d’une érosion de ses marges. « Aujourd’hui, il est important pour les cabinets d’expertise-comptable de diversifier leurs activités, révèle Serge Anouchian. En effet, la digitalisation impacte notre métier et a banalisé la tenue de compte et donc réduit les marges. Cette évolution peut être vue comme une menace, mais aussi comme une opportunité. La gestion de patrimoine est un moyen pour parer à cette baisse de chiffre d’affaires, mais ce n’est pas le seul. »

Laurent Benoudiz poursuit : « La comptabilité sans comptable existe déjà ! Nos marges sont sous pression dans ce domaine, avec des prix qui pourraient être divisés par 100 ! Il s’agit d’un danger réel quand on sait que 70 % du chiffre d’affaires de la profession repose sur la production comptable… Cela pose également le problème de la formation des collaborateurs. Dans ce contexte, la gestion de patrimoine est une des pistes de diversification que beaucoup considèrent comme attractive. »

De son côté, Expert et Finance constate une stagnation, voire une baisse de leur chiffre d’affaires sur la tenue de compte de l’ordre de - 7 à - 8 %, mais aussi sur leurs missions de conseil. « Ce marché du conseil évolue, les cabinets aussi, indique Gisèle Athimon, directeur des partenariats EC chez Expert & Finance et conseil en gestion de patrimoine. Nous distinguons aujourd’hui trois ou quatre typologies de cabinet. Comme dans beaucoup de secteurs en mutation, certains n’hésitent plus à parler d’uberisation. Les plus novateurs s’organisent pour réduire les missions à faible valeur ajoutée, comme la tenue de compte (délocalisation de l’activité hors de nos frontières ou la mise à disposition de nouveaux logiciels) et de développer des missions autour du client (accompagnement patrimonial du dirigeant ou de son groupe familial) ou des missions de conseil pour l’entreprise (tableaux de bord en temps réel, accompagnement à la transmission ou acquisition de locaux professionnels…). »

La population des experts-comptables composée de commissaires aux comptes (12 000 des 20 000 experts-comptables) est également préoccupée par la transposition de la directive CAC. « Une surtransposition est crainte en effet, note Laurent Benoudiz. Il existe à la fois un risque de fonctionnarisation de l’activité et un possible relèvement du seuil des entreprises obligées de recourir à un CAC… »

En outre, Gisèle Athimon observe que le conseil en gestion de patrimoine peut également permettre de garder le lien avec ses anciens clients. « Elle permet à l’expert-comptable de poursuivre la relation client même lorsqu’un client ayant cédé son entreprise en continuant à délivrer une mission d’accompagnement patrimonial et fiscal et un suivi de sociétés patrimoniales. »

Une ouverture réglementaire

Outre ses éléments de marché, les évolutions réglementaires offrent également un champ d’action plus large pour les experts-comptables. « Les récentes réformes réglementaires permettent aux experts-comptables de se rapprocher des CGP, avec la réserve qu’ils exercent une profession ordinale et sans pouvoir réaliser des actes de commerce, les décrets d’application sur ce point n’étant pas parus, note Jean-Pascal Amigues. Ils peuvent également conseiller des clients particuliers sur leurs déclarations fiscales, et donc sur leur patrimoine, et non plus seulement les dirigeants d’entreprises, TNS ou propriétaires de SCI. Ces réformes ont donc élargi leur champ d’action ; lequel est soumis à un devoir de conseil et d’information selon l’article 15 du code de déontologie de l’Ordre. Ainsi, leur responsabilité peut être engagée sur leurs activités de conseil. Et il est bien amusant de constater qu’ils ont le devoir d’accompagner des clients particuliers pour l’optimisation de leurs déclarations fiscales alors même qu’ils dépendent du ministère du budget ! »

Cette mission de conseil en gestion de patrimoine doit néanmoins rester accessoire et préserver l’indépendance de l’expert-comptable. « Attention à ne pas entrer dans le champ des prérogatives des professionnels du droit et à bien conserver accessoire à l’activité lorsqu’elle est réalisée en interne, prévient Serge Anouchian. Par ailleurs, le commissionnement reste prohibé et cela me paraît gênant lorsque cette interdiction est contournée par le recours à une filiale. »

Toujours est-il que si cette ouverture réglementaire est possible, elle n’a pas révolutionné l’approche. « La réglementation des EC a évolué ces cinq dernières années, mais n’a pas conduit à une révolution dans la pratique. Les évolutions législatives sont en avance sur l’opérationnel ! », constate José Zaraya.

Des freins au développement

Selon Jean-Pascal Amigues, malgré les actions menées par les instances (CEP, congrès de l’ECF), « seuls de 5 à 10 % de la profession sont proactifs dans ce domaine et ce chiffre ne semble pas progresser. » Car la gestion de patrimoine est un métier à part entière nécessitant l’acquisition de compétences autres et d’une démarche différente.

Une formation pointue nécessaire

Les experts-comptables sont des professionnels du chiffre et de l’entreprise. S’ils ont pu développer leurs missions de conseil sur les plans juridique, fiscal et social, il n’en reste pas moins que l’univers du particulier n’est pas le même, ce même si les patrimoines professionnels et privés du dirigeant d’entreprise sont intimement liés.

Cette carence de formation sur la matière patrimoniale est présente dès la formation de l’expert-comptable. « Notre cursus de formation ne contient que trop peu d’enseignements en fiscalité du patrimoine et en droit civil, déplore Laurent Benoudiz. Nous militons pour l’ajout d’un master professionnel sur une spécialité (gestion de patrimoine, audit…), créé avec l’Ordre, qui viendrait s’intégrer entre la formation initiale et l’entrée en cabinet. Cela permettrait au nouvel entrant de se doter d’une première spécialisation et d’être plus facilement recruté. »

José Zaraya ajoute également la dimension investissement qui colle difficilement à l’image de l’expert-comptable : « La gestion de patrimoine est un univers différent de l’entreprise dans lequel la typologie des revenus n’est pas la même et qui intègre une notion de risque sur les produits. »

Néanmoins, nombreux sont les experts-comptables ayant fait le choix de se former ou s’informer sur la matière. « Pour pouvoir se positionner en sachant, beaucoup ont investi de leur temps pour acquérir cette compétence, et certains avec une réelle assiduité sans forcément pouvoir répondre à l’ensemble des problématiques patrimoniale, mais pour maîtriser cette activité ensuite déléguée à un collaborateur ou un partenaire et pour mieux détecter les besoins clients et les suivre, analyse Gisèle Athimon. Les experts-comptables bénéficient de la confiance de leurs clients qui les interrogent régulièrement, mais tous ne formalisent pas assez cette mission. Nous les accompagnons, ainsi que leurs collaborateurs, sur la formation. Le traitement des dossiers confiés est toujours réalisé en partenariat et nous pouvons mettre à leur disposition des professionnels dans leurs cabinets lors des déclarations fiscales. »

Une nécessaire dimension commerciale

« La vente de conseil n’est pas dans la culture de l’expert-comptable. Il convient de structurer son offre », constate Laurent Benoudiz. Ici, il s’agit d’une véritable carence pour la profession dans un univers où la carence est exacerbée. « La dimension commerciale est essentielle, affirme José Zaraya. Vendre sa mission au juste prix est un métier. Or, il existe ici une barrière psychologique importante chez la plupart des experts-comptables. Aussi, l’intimité créée avec le client pour la gestion de son patrimoine est bien différente de la relation mise en place pour l’entreprise. Encore une fois, le comportemental et le sens de l’écoute sont des notions très importantes dans notre métier. »

Une démarche de séduction indispensable surtout lorsqu’on aborde un marché aux multiples intervenants. « Se lancer sur le patrimoine change tout pour eux : ils vont sur un terrain ultra-concurrentiel, alors qu’il exerce une activité où ils sont en position de monopole », observe Jean-Pascal Amigues.

Gisèle Athimon regrette le manque de temps à consacrer au développement de cette activité : « De janvier à juin, ils travaillent sur les bilans des entreprises, puis viennent les périodes fiscales IR, puis ISF, et ensuite les assemblées générales pour les commissaires aux comptes… »

« Si sur le plan théorique l’intérêt et les compétences sont réels, dans la pratique, les choses sont plus compliquées à mettre en place », résume José Zaraya.

Des approches bien différentes

Pour répondre aux besoins de leurs clients, les experts-comptables se sont positionnés de manières différentes. Certains en ont fait une véritable spécialité, comme Serge Anouchian, ou ils ont intégré un département spécialisé, ont mis en place des structures ad hoc ou se sont associés avec un conseiller ; tandis que d’autres ont noué des partenariats avec des CGPI ou des réseaux dédiés, comme Expert & Finance.

S’agissant des partenariats, Jean-Pascal Amigues observe qu’« il leur est souvent difficile d’accorder leur confiance. Ils redoutent les clashs sur des investissements en défiscalisation et les aléas sur les marchés financiers et immobiliers. La réglementation du marché des conseillers en gestion de patrimoine est d’ailleurs vue d’un très bon œil par la profession. »

De son côté, Cyrus Conseil travaille à établir des relations étroites avec les experts-comptables, mais aussi avec les autres conseils du dirigeant d’entreprise. « Nous avons fait le choix de ne pas créer de structure dédiée à l’accompagnement des experts-comptables, souligne José Zaraya. Notre approche est valable également avec les avocats, les notaires et les professionnels de la fusion-acquisition, avec un objectif de conseil du chef d’entreprise. Dans ce type de relation, nous sommes souvent le fil conducteur de l’interprofessionnalité mise au service de la fluidité et l’efficacité du dossier. Avec ces professionnels, la confiance se construit lentement et reste fragile. Par ailleurs, notons qu’ils délaissent totalement l’activité d’intermédiation et la confient à des professionnels du patrimoine, comme nous. »

De son côté, Expert et Finance a été insufflé pour construire des liens avec la profession comptable. « Historiquement, Expert & finance a été créée pour développer la mission gestion de patrimoine dans les cabinets d’expertise-comptable pour les chefs d’entreprise, rappelle Gisèle Athimon. Ce partenariat constitue notre ADN, et il se matérialise à partir d’une méthodologie client et d’un process de mise en place de la mission dans le cabinet. Nous collaborons de manière efficace via des chartes de partenariat ou sous forme de sociétés de conseil en partageant dans les deux cas des honoraires, répartis selon la compétence et le temps de travail sur le dossier client. Un exemple de mission en interprofessionnalité : une acquisition de locaux professionnels en démembrement ou un pacte Dutreil avec soulte. Nous observons qu’ils préfèrent être accompagnés sur l’activité conseil. Concernant le conseil en investissement immobilier ou financier, ils se reposent sur notre professionnalisme et nos compétences et nous les accompagnons dans ce domaine pour leur communiquer les points essentiels. »

Par ailleurs, la mise en place d’une société ad hoc semble plus délicate car il convient de se poser la question de l’intermédiation de produit, mais aussi de la pérennité de l’activité qui repose principalement sur la clientèle du cabinet d’expertise-comptable. « L’aléa de l’investissement et la dimension commerciale du conseil en gestion de patrimoine ne sont pas compatibles avec les fondamentaux de l’expertise-comptable. Ce n’est pas dans leur culture », rappelle Jean-Pascal Amigues.

Une différence culturelle qui se retrouve également dans la gestion des ressources humaines. « La mise en place d’une société ad hoc de conseil en gestion de patrimoine par un expert-comptable fonctionne difficilement, signale José Zaraya. La gestion des équipes est complètement différente en termes d’intéressement du salarié, de management et de rémunération. On observe que peu d’expériences ont été concluantes. Créer une structure avec un professionnel compétent a un coût important et l’expert-comptable doit aussi anticiper sur une association au capital. Par ailleurs, ce type de structure est presque contraire à la culture de la profession et à son indépendance. »

  • Mise à jour le : 14/03/2016

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