L’évaluation de biens immobiliers à l’épreuve de la crise sanitaire

Par : edicom

Par Laure Payet, avocate associée, et Sophie Miglianico, avocate du pôle fiscal du cabinet Parthema, membre du réseau Etélio

L’évaluation de biens immobiliers et de titres de sociétés non cotées emporte actuellement des enjeux importants au regard de la crise sanitaire actuelle. Quelle méthode retenir ? Quel impact de la crise sanitaire sur les estimations ? Quelles en seront les conséquences vis-à-vis de l’administration fiscale ?

Lequel d’entre nous n’a jamais tenté d’expliquer la distinction entre prix et valeur ? Les économistes français classiques, tels que Turgot, se sont employés, bien avant nous, à définir la notion de valeur en prenant l’exemple d’un verre d’eau dans le désert, démontrant ainsi le caractère subjectif et relatif de la valeur selon le regard de celui qui la détermine. Puis les penseurs néoclassiques l’ont fait évoluer vers une conception plus objective, reprise par les économistes marxistes. Dans un contexte plus contemporain et moins abstrait, la relativité de la valeur ne convainc pas l’administration fiscale qui attend de l’évaluateur une estimation objective, tendant à confondre prix et valeur. Au cœur d’une crise sanitaire et sociale sans précédent, cette objectivisation de la valeur reste-t-elle soutenable en pratique ?

Un enjeu fiscal inéluctable

La demande initiale d’un client peut intervenir dans un contexte tout autre que fiscal :

- en matière d’évaluation de titres pour la cession d’une entreprise dans sa totalité, la prise de participation minoritaire, l’entrée d’un associé au capital, une opération de croissance externe ;

- en matière immobilière pour la vente d’une résidence secondaire, un partage liquidatif à l’occasion d’un divorce, une donation au profit de descendants, le financement d’une opération de crédit-bail ou de lease-back avec un partenaire financier.

Mais l’enjeu fiscal reste toujours présent. Même si la sollicitation initiale n’est pas causée par un risque fiscal, l’expert doit systématiquement se préparer à ce que son rapport d’expertise soit soumis à l’administration fiscale. En effet, quelle que soit la transaction en cause, des droits de mutation seront perçus ou il résultera de la valeur d’actif ou de passif déclaré une imposition ou une déduction fiscale en matière d’impôts directs ou d’impôt sur la fortune, par exemple.

Le législateur a, d’ailleurs, explicitement accordé à l’administration fiscale le pouvoir de corriger des valeurs déclarées par les contribuables. En application de l’article L.17 du Livre des procédures fiscales, à condition que les agents des impôts démontrent une sous-estimation manifeste de la valeur à l’occasion d’une donation ou succession, la base fiscale sera corrigée et l’impôt assis sur la valeur ainsi rectifiée. Aussi les experts doivent-ils parfaitement connaître cet environnement légal, mais surtout les pratiques de l’administration fiscale en matière d’évaluation pour pouvoir faire valoir leur point de vue de manière efficace.

Les méthodes privilégiées

« En matière d’évaluations de titres de sociétés non cotées, nous utilisons des méthodes très précises, indique Anne Fragné, associée-fondateur de Capéval Finance, expert-comptable judiciaire près de la Cour d’appel de Rennes et commissaire aux comptes, membre du conseil d’administration de la Compagnie des conseils et experts financiers (CCEF) et de la Société française des évaluateurs (SFEV). Par exemple fondées sur une analyse du passé : les méthodes patrimoniales sont basées sur le concept que “l’entreprise vaut ce qu’elle possède” et sur des données historiques passées, alors que les méthodes analogiques sont basées sur le concept que “l’entreprise vaut ce que valent les autres” et sur les données actuelles et prévisionnelles (méthode des multiples). »

Mais Anne Fragné privilégie la mise en œuvre des méthodes dites intrinsèques, qui reposent sur les données prévisionnelles de la société : selon la méthode des flux de trésorerie futurs actualisés (ou Discounted Cash Flow - DCF), l’entreprise vaut « les flux de trésorerie qu’elle est susceptible de rapporter dans le futur ». Le travail de l’évaluateur consistera alors à déterminer les flux de trésorerie futurs et à actualiser ces flux à un taux d’actualisation représentant le coût du temps. « Cette méthode n’a pas toujours été bien perçue par l’administration fiscale, regrette Anne Fragné, mais de récents arrêts (Conseil d’Etat, 9e et 19e ch. réunies, 30 septembre 2019, 419855, et CAA Nantes, 26 novembre 2020, 9NT03876) montrent que les juges y sont sensibles, sans doute pour la finesse de lecture qu’elle offre, comme en l’espèce s’agissant de la valorisation d’un usufruit temporaire portant sur des titres de SCI. »

En matière immobilière, Frédéric Dubois, expert immobilier indépendant, et expert près la cour d’appel de Rennes et près la cour d’appel administrative de Nantes, expose que « dans le plus strict respect de la charte de l’expertise en évaluation immobilière, nous nous employons à mettre en œuvre les méthodes les plus adaptées pour chacune des missions qui nous sont confiées afin de sécuriser la valorisation immobilière du bien. Pour ne citer que les plus récurrentes, nous utilisons la méthode par comparaison directe, la méthode par le rendement locatif (ou par capitalisation du revenu), ou encore également la méthode par actualisation des flux futurs (DCF) ».

Du côté de l’administration fiscale

Les experts constatent parfois des divergences de pratique ou de point de vue, l’administration appliquant, par exemple, une combinaison des méthodes, dont elle pondère les résultats, comme semble l’y inviter le Guide de l’évaluation des entreprises et des titres de sociétés publié en 2006 par Bercy. Mais ce guide reste en pratique peu utilisé. Selon Anne Fragné, les évaluateurs privilégieraient plutôt une approche multicritère qu’une combinaison de méthodes. De plus, le diagnostic préalable de l’entreprise permet précisément d’écarter les méthodes non pertinentes pour ne retenir que celles qui apparaissent adaptées à l’activité. « Mais globalement, nous connaissons bien les pratiques de l’administration fiscale, notent les experts, précisément son goût pour les méthodes fondées sur le passé : elles ont ceci de rassurant que le référentiel est connu. »

En matière immobilière, la méthode par comparaison qui conduit à analyser les prix des transactions portant sur des biens identiques (secteur géographique, nombre de pièces, surface, typologie architecturale) reste le socle du référentiel de l’administration. « Mais nous ne pouvons pas nous départir du fait que l’administration fiscale ne dispose pas des mêmes moyens et outils que ceux dont nous disposons nous-mêmes. Ainsi, de l’aveu même d’agents des impôts lors d’échanges pré-contentieux, certains ont bien conscience qu’ils ne visitent pas les biens, au contraire des experts indépendants qui tant pour le bien faisant l’objet de la justification ou du contrôle fiscal, que pour les biens cités en références de comparaison, nous, experts, parvenons régulièrement à les visiter en bénéficiant de moult détails du client sur les difficultés techniques que la rénovation du bien a pu présenter, le décaissement du terrain, la difficulté à assurer l’entretien de la voie privée partagée avec les voisins, etc. L’échange avec l’administration fiscale est finalement le plus souvent, constructif », conclut Frédéric Dubois.

Une jurisprudence riche

Or l’évolution de la jurisprudence rend la question de l’évaluation en matière immobilière et mobilière de plus en plus cruciale. En effet, de récents arrêts montrent que l’administration fiscale tend aujourd’hui à remettre en cause des valorisations servant de base à des opérations que nous tendions à qualifier de neutres pour le contribuable et à y voir une libéralité, le cas échéant au profit de personnes morales.          >>>

Selon une jurisprudence constante et relativement ancienne, la sanction d’une libéralité par l’Administration fiscale nécessite que cette dernière démontre l’existence à la fois d’un élément matériel constitué par un écart significatif de valeur – de plus de 20 % – et d’un élément intentionnel, c’est-à-dire l’intention du contribuable fautif d’octroyer un avantage et pour l’autre partie, l’intention de bénéficier d’un avantage (Conseil d’Etat du 28 février 2001, n° 199295, Thérond), l’intention libérale étant présumée en présence d’intérêts communs (liens familiaux, contribuable apporteur également associé ou dirigeant de la société bénéficiaire, avantages salariaux accordés à un dirigeant de l’entreprise par cette dernière, par exemple).

Cette jurisprudence a été étendue à un cas d’échange de titres (Cérès, CE plén., 9 mai 2018, n° 387071), ce qui n’a pas manqué d’inquiéter les praticiens, d’abord eu égard à la nature même de l’opération sanctionnée, puis par l’interprétation que les juges ont faite de la notion d’intention libérale. Du fait de l’échange de titres, ceux reçus en échange se substituaient à ceux apportés dans le patrimoine de l’apporteur, si bien qu’une sous-valorisation des seconds se répercutait mécaniquement sur la valorisation des premiers, si bien que l’opération paraissait de prime abord neutre. Les juges n’ont pas partagé cette position et ont sanctionné au niveau de la société bénéficiaire de l’apport l’écart significatif de valeur, mais surtout, et ce point était remarquable, ont présumé l’intention libérale au regard des liens familiaux unissant l’apporteur (le père) et les associés (les enfants) de la société bénéficiaire, faisant fi de la personnalité morale de la société pourtant objet du redressement fiscal.

Puis plus récemment encore, c’est le prix pratiqué par des parties tierces que l’administration a entendu redresser, se fondant sur le fait cette fois que le prix convenu entre les parties ne correspondait pas à la valeur !

A l’occasion d’une opération de cession d’un bien immobilier entre tiers, sans aucuns intérêts communs, les juges du Conseil d’Etat ont ainsi admis en assemblée plénière que l’administration fiscale puisse rectifier purement et simplement le prix de cession : s’agissant de la cession d’une immobilisation, l’acte anormal de gestion est présumé dès lors que l’administration fiscale établit l’existence d’un écart significatif entre la valeur vénale de l’actif immobilisé cédé et son prix de cession (CE plénière du 21 décembre 2018, Croë Suisse, n° 402006).

Cette admission d’un nouveau cas de présomption d’intention libérale a nécessairement beaucoup inquiété car en pratique, comment démontrer une intention qui n’existe pas ou une absence d’intention libérale ? De plus, selon cette jurisprudence, le raisonnement ne devient-il pas tautologique dès lors que l’élément intentionnel, à savoir l’intention libérale, est présumé par la constatation de l’élément matériel, l’écart de valeur significatif.

Certaines cours d’appel ont même considéré que l’acte anormal de gestion était ainsi constitué, donc le prix (entre tiers !) rectifiable par l’administration fiscale, du seul fait d’un écart significatif par rapport au prix de marché. Les juges du Conseil d’Etat ont toutefois refusé cette position, permettant tout de même au contribuable de démontrer l’absence d’intention libérale au regard de circonstances objectives (CE, 6 février 2019, n° 410248).

Après avoir beaucoup inquiété par cette interprétation de la notion d’intention libérale y compris lors de transactions entre tiers, et par l’admission de telles présomptions, le Conseil d’Etat a finalement freiné quelque peu les velléités de l’administration fiscale en considérant que la présomption d’intention libérale n’était toutefois pas applicable dès lors que l’entreprise pouvait démontrer que la cession à prix minoré se justifiait par le fait soit d’avoir été contrainte – par exemple par des raisons économiques – de procéder à la cession à un tel prix, soit d’en avoir tiré une quelconque contrepartie (CE plénière, 21 décembre 2018, n° 402006).

De même, en matière de cession d’actif circulant, et non d’immobilisations, le Conseil d’Etat a confirmé que pour rectifier un prix qu’elle considérait comme minoré, l’administration fiscale supporte la charge de la preuve tant au regard de l’existence d’un écart significatif entre la valeur vénale de l’actif circulant cédé et son prix de cession (élément matériel) que de l’intention de l’entreprise d’agir contre son intérêt (élément intentionnel) [CE, du 4 juin 2019, société d’investissements maritimes et fonciers, n° 418357]. Cette jurisprudence montre à quel point la notion d’écart de valeur, qui est constitué selon les juges à compter de 20 % – ou 20 % seulement – devient un enjeu essentiel pour le contribuable en mal de sécurité fiscale. L’administration fiscale se penche ainsi de plus en plus souvent et indéniablement de plus en plus finement sur la question de la valorisation des opérations. Par conséquent, le besoin de sécurité exprimé par les clients devient de plus en plus pressant et exigeant. Or les experts de l’évaluation ont-ils les moyens de sécuriser les transactions, notamment eu égard à la crise actuelle ?

L’impact de la crise sanitaire sur l’évaluation

L’actualité pose la question de savoir si la crise sanitaire que nous connaissons actuellement impose de faire table rase de tous nos acquis en matière d’évaluation de biens immobiliers et de titres de sociétés cotées. En matière de valorisation de titres de sociétés non cotées, Anne Fragné confirme la tendance baissière des marchés boursiers et la très forte volatilité des marchés, qui creuse les écarts. Le nombre de transactions a chuté de 60 à 70 % au cours de l’année 2020, dans l’attente du retour à un meilleur contexte économique pour les cédants, mais également du fait de l’attentisme des repreneurs qui voudront mesurer plus pleinement la résilience des entreprises à la crise. Comme toute crise, celle-ci entraîne l’apparition d’opportunités de reprises à « bas prix » d’entreprises dans des situations financières momentanément précaires.

En matière d’évaluation, les demandes en baisse, l’annulation de commandes, la réduction ou suppression de l’offre, l’apparition de pertes imprévues entraîne pour les dirigeants des difficultés réelles à établir leur budget et à fournir des prévisions fiables.

Enfin, la seule appréhension du risque par les investisseurs a entraîné une baisse de valeur de plus de 45 % de la valeur des entreprises positionnées sur les secteurs les plus touchés (tourisme, automobile…) et de plus de 20 % pour celles opérant sur des marchés peu impactés (santé, télécommunications…).

Bien entendu, dans le même temps, certaines activités de niche voient leur croissance excéder toute prévision (secteurs de l’informatique et de la santé).

En matière immobilière, l’actualité en matière d’évaluation est avant tout attachée à l’actualité économique du moment : 20 % des entreprises se portent bien, voire excellemment bien, 20 % des entreprises se portent très mal, et la comptabilité morbide n’en finit pas de s’actualiser, même si les dépôts de bilan sont retardés par les mesures de soutien gouvernementales et 60 % sont en équilibre fragile. « C’est pourquoi une réponse globale ne peut être apportée, explique Frédéric Dubois. Chaque marché, chaque typologie de biens et chaque secteur géographique sont l’objet d’une analyse appropriée. »

Concernant l’ancien, tous les biens résidentiels ne sont pas forcément impactés, bien au contraire, c’est notamment le cas dans les grosses métropoles où les prix « flambent ».

Nombreux sont les marchés résidentiels où la demande est forte, les biens manquent, et la pression monte. Il est fréquent qu’un bien mis en vente sur ce type de marché soit vendu dans les 48 heures.

Concernant les programmes neufs, de nombreux promoteurs révèlent leur difficulté à valider les permis sans rencontrer de nombreuses résistances, voire des refus. Les produits finissent par manquer, et les investisseurs se tournent vers de l’ancien, notamment en bénéficiant de la loi Denormandie.

Pour les acquéreurs en recherche d’une résidence principale, les besoins évoluent, les recherches semblent s’orienter davantage vers des logements individuels, en périphérie des grosses agglomérations.

Le marché immobilier des résidences secondaires, notamment dans les zones côtières déjà fort attractives, montre une augmentation des prix très éloignée de toute rationalité.

Concernant les marchés professionnels, chacun d’eux justifie d’une analyse appropriée. Pour illustrer le propos de façon laconique en matière d’immobilier professionnel : le tertiaire pâtit de l’effet télétravail, les locaux commerciaux ont subi de plein fouet l’effet confinement, et les dernières mesures mises en place ne laissent que peu de place à l’optimisme.

Les fermetures définitives dans de nombreuses villes font la une de la presse. De grandes enseignes succursalistes sont en liquidation judiciaire, et les mauvaises nouvelles s’accélèrent. Les vacances de locaux de commerce se cumulent, quelle que soit la qualité de l’emplacement qu’occupaient les commerces touchés.

Mais deux grands gagnants semblent s’illustrer dans cette crise sanitaire : la logistique qui profite à plein des ventes en ligne, et la grande distribution qui a joué un rôle essentiel auprès des consommateurs.

Néanmoins, la crise sanitaire et sociale de 2020 ne prescrit aucunement d’abandonner les méthodes d’évaluation utilisées jusqu’à présent.

Des méthodes adaptées au contexte

Une remise en cause, stricto sensu, des méthodes n’est pas nécessaire, mais il convient plutôt de procéder à l’adaptation des composants pris en compte dans les évaluations. Les coefficients de pondération ou de correction en fonction du risque ou du marché, les taux de rendement, la qualification de la vacance locative, et les taux d’actualisation d’hier ne sont plus ceux d’aujourd’hui. A l’instar de ces taux d’actualisation, quelle prime de risque utiliser, ou que penser des OAT à six ou dix ans, dont les taux sont négatifs depuis un certain temps ?

Il en ressort une certitude : l’analyse de l’entreprise, de son marché, de ses points forts et de ses points faibles devient un préalable à l’évaluation plus nécessaire que jamais, de même que l’actualisation des valeurs, qui doit s’accélérer dans ce contexte instable.

« Au sein de notre cabinet, assure Frédéric Dubois, nous préconisons particulièrement en cette période de crise sanitaire, une actualisation de la valeur tous les trois à six mois, en fonction de l’actif concerné et du cadre dans lequel l’évaluation se place. »

Plus que jamais, la période impose le recours à des évaluations circonstanciées et documentées.

Le regard que l’administration fiscale portera sur cette période troublée est instructif. L’une des difficultés majeures à cet égard, réside dans le caractère rétrospectif de l’analyse de l’administration fiscale : le délai de prescription de trois ans en matière d’impôts directs et de six ans en matière de droits de mutation (sauf prescription abrégée) induit que les services vérificateurs interviennent avec un recul que n’a pas le contribuable lorsqu’il vend son entreprise ou lorsqu’il organise la transmission de son patrimoine immobilier à ses enfants.

Ainsi, même si cette crise sanitaire et sociale ne révolutionne sans doute pas les méthodes d’évaluation et les pratiques des experts, elle rend sans nul doute leur intervention plus utile qu’auparavant.

Mais surtout la technicité de ces experts, leur finesse d’analyse et leur capacité à se faire entendre de l’administration fiscale deviennent plus cruciales que jamais.

  • Mise à jour le : 26/01/2021

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